Tel le jeune cabri évadé de sa campagne natale, tel le fier daguet tout droit sorti du bois, je me suis égaré. Je me baladais, de-ci de-là comme dirait l’autre, dans mon petit village du Morbihan, quand je me suis fait prendre dans un véritable guet-apens. Un traquenard vous dis-je ! Celle qui allait devenir ma « Boss », comme elle aime se faire surnommer, me fit signer un petit bout de papier. Vous savez bien, ces fameux contrats où l’on ne peut jamais déchiffrer les petits caractères d’ailleurs imprimés à l’encre invisible et que l’on doit signer de son sang. Non, vous ne voyez pas ?
Bref, engagez-vous, qu’ils disaient. Et, moi comme un oisillon tout droit sorti de l’œuf de la dernière pluie, comme un nigaud, n’ayons pas peur des mots, je me suis engagé.
Je vous fais un topo sur le deal. Il s’agit de participer au blog des Bars en Trans. Devenir un pigiste branché pendant cinquante-deux heures. Evidemment, depuis ma lointaine campagne – si loin que l’on chante toujours en gallo quand vient le soir et que nos petits doigts s’effarouchent sur des airs de gavotte – je n’avais qu’une vision étriquée de ce qui pouvait m’attendre. Mais laissez-moi donc vous raconter mon arrivée à ce que l’on nomme « la grande ville ».
Mercredi soir, je suis prêt. J’ai enfermé les poules, éteint mon poêle à bois et dit au revoir à mon grand corps de ferme que je loue pour une bouchée de pain. Oui, c’est aussi ça la province. J’en m’en vais pour Rennes, et je flippe un peu. Quitter le monde paisible et harmonieux des landes de Lanvaux pour affronter la rage barbare des citadins de Bretagne orientale, ça fout un peu les pétoches comme on dit chez nous. Plus je m’approche, et plus j’ai peur. Aux abords de la ville, la circulation routière n’a de circulation que le nom. Car rien ne bouge. Rien du tout.
Bon, résumons : j’ai appris la ponctualité dans des vallées suisses peuplées d’horlogers, et fidèle à ma réputation, je suis parti avec beaucoup d’avance afin d’arriver à l’heure à mon rendez-vous. Ils appellent ça un « team débriefing ». Je n’ai aucune idée de ce que ça veut dire, c’est sans doute de l’allemand. Après tout, de mon point de vue, Rennes n’est pas si loin de l’Alsace. Mais les routes sont tellement bouchées que je me demande seulement si j’arriverais un jour à destination. Un soir de match, appellent-ils ça.
19 heures 08, j’ai près de dix minutes de retard à mon rendez-vous. Tout en sueur et en inquiétude, je fais mon possible pour dissimuler mes craintes à tous ces gens si désinvoltes que je ne cesse de croiser. Je tente d’adopter une démarche de citadin branchouillé en me fiant à mes dernières références en date : Hélène et les garçons, dont j’ai encore quelques VHS à la maison. Front en avant, épaules qui roulent, pas ferme et sourcils enjôleurs, je me découvre une confiance en moi que seule la grande ville peut révéler.
Fier comme Artaban, nonchalant comme José, je me présente, sûr de moi et de mon image, à « l’espace VIP ».
Je suis le premier de mon équipe. Personne n’est arrivé.
Alors j’observe ce lieu étrange, soi-disant « V.I.P » mais où je ne croise que des bénévoles, jeunesse étudiante à la recherche de soirées bon marché. Je suis dans une grande salle polyvalente d’une petite école primaire, me dit-on. Une école ? Mais où sont les élèves ? Les enfants de la ville sont-ils exemptés d’école durant les Bars en Trans ? Sont-ils enfermés quelque part, à l’insu de leurs parents qui s’affolent et cherchent en vain leur petit bout d’chou dont ils savent au plus profond d’eux qu’ils ne seront jamais plus les mêmes ??? Mœurs étranges de l’infamie urbaine, us contrariés de la décadence citadine, voilà tout. Je ne vois pas d’autre explication. Pauvres mioches, ils seraient bien mieux à la campagne…
La salle polyvalente est recouverte de moquette noire, ambiance feutrée censée nous faire oublier que des enfants, où qu’ils soient, sont privés d’éducation. Monde cruel. Sur la droite, un bar démesuré propose pas moins de vingt-et-une consommations différentes. Sans compter le ponch (soirée Réunion oblige) démesurément fort en rhum et dont j’ingurgitai malgré moi trois verres sans toujours apercevoir un membre de mon équipe.
Seul au cœur de la cité, le comptoir est bien le seul repère stable sur lequel je puisse me reposer. Mon îlot de réconfort dans ce monde de brutes où je trouve enfin un peu de consolation : où qu’on aille en Bretagne, à la ville ou aux champs, on trouvera toujours un zinc sur lequel poser son coude en criant « ye’ched mat ».
Finalement, tout s’est arrangé. Quelques heures plus tard toute mon équipe était arrivée. Ils ont l’air sympa pour des parisiens (c’est là-bas, paraît-il, que l’on forme les esprits les plus influents de la blogosphère), et cette petite réunion en alsacien s’est déroulée dans un français tout à fait intelligible. Ivre et rassuré, je m’en vais chez ma logeuse prendre un peu de repos.
Aujourd’hui, c’est le grand jour. Les Bars en Trans commencent pour de vrai. J’avale une gorgée de cidre brut pour me donner du courage. Un petit sticker collé à la dérobée me donne le ton.
Ça va bien se passer.